Percevoir

Johanna Perret
Soluble – 21 janvier >13 mars 2020
l’Angle – La Roche Sur Foron

Johanna Perret explore les champs de notre perception et cherche à nous amener à mieux regarder. Ses peintures condensent un temps. Elles nécessitent de la patience. L’artiste «peint le doute» et offre au spectateur l’opportunité de découvrir les éléments au fur et à mesure des changements de la lumière naturelle. Cette attention du regard suscite un travail d’introspection, de réflexion sur nos manières de croire et de voir le monde qui nous entoure. Tout n’est pas donné immédiatement dans ses huiles sur toile, une sensation qui rappelle celle du phénomène du brouillard qui se lève sur le paysage.

Les couleurs douces, ténues de ses toiles suggèrent la brume ou un effacement, des souvenirs qu’elle a en mémoire. La lumière émane de ses peintures où d’un déplacement et des éléments apparaissent, disparaissent. Elles vivent et n’en finissent pas de nous captiver. Une certaine frustration de ne jamais pouvoir tout lire survient.

Au-delà du paysage, l’artiste développe des recherches sur les états de lumière. Les matières colorées qu’elle emploie cachent une réalité. Elles sont un filtre pour dévoiler des phénomènes, l’action de l’Homme sur la nature. Lux Nova, nouvelle lumière, que propose l’artiste, nous renvoie à une spiritualité qui peut émaner de la nature. Echo à l’angoisse du romantisme noir, ces peintures provoquent une persistance d’images mentales ou bien l’attente de ce qui pourrait advenir. L’artiste combine deux réalités, celle d’un territoire dont elle observe les changements et une autre qui surgit par le regard qu’on porte à sa peinture.

Chez Johanna Perret, les paysages sont prétextes pour nous amener à prendre conscience de notre environnement et nous inciter à aiguiser notre vision. Ses peintures atmosphériques demandent une certaine concentration, une habitude qui nous conduit au calme, au recueillement.

Pour son exposition, elle conçoit un parcours ponctué d’étapes. Sa série de peintures Déflagration crée un travelling de rythme de couleurs. Inspirées par le soluble, les teintes chimiques que l’artiste recrée font référence à l’industrie qui marque le paysage montagneux où elle réside. Chacune montre des éléments de constructions humaines, voués au transport d’énergie, de matière, incarnant une volonté de changement, de transformation, d’amélioration, d’un territoire. Ils se dévoilent par la lumière colorée.

Puis, comme une apparition, un bouquetin, tel un gardien des lieux, surgit d’une brume. Cette toile renvoie à une image qui peut survenir, à une vision qui apparait au fur et à mesure d’une balade en montagne. Une installation de plaques d’ardoises au sol nous met en condition d’équilibre, en recherche de stabilité. Ce qui accentue le désir de pouvoir saisir le réel, voilé. Ces fragments de roche métamorphique renvoient à la transformation, au passage d’un état à un autre présent dans les peintures de l’artiste. L’expérience de cette marche sur ces morceaux de matières ravive les souvenirs de parcours d’une ascension où des images surgissent. Des études colorées, telles des gammes qui seraient extraites de ses toiles, témoignent des recherches de l’artiste sur les potentialités de la couleur à transmettre des sensations, des évènements qui marquent l’environnement.

Comme un point culminant de la balade colorée,L’Hallali présente une montagne célèbre, le massif du Mont Blanc, un « paysage carte postale » qui attire les touristes. Contrairement à ses autres peintures, son sujet ne vient pas d’une photo que l’artiste a prise mais d’un vieux poster retrouvé. Cette peinture convoque la mémoire d’une montagne qui se trouve fragilisée. Aux habitants du territoire et aux plus attentifs de saisir l’évolution de ce paysage.

Ainsi, nous sommes pris par l’environnement de couleurs qui se diffusent dans l’espace. Johanna Perret nous fait prendre conscience d’une réalité qui nous échappe ou qui peut être autre selon les sensations que nous vivons face à ses peintures.

Percevoir,
Pauline Lisowski

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Johanna Perret, Soluble

 

Textes

Pièges et mirages

Les dernières peintures de Johanna Perret présentées fonctionnent comme des pièges pour le regard. Le spectateur peut passer à côté sans les voir, du moins sans les voir réellement. Sous l’attention distraite de regardeurs pressés, elles ressemblent à des monochromes sensibles dont la couleur affiche des modulations. Monochromes habités, qui rappellent les peintures de Rothko tout autant que les photographies de Sugimoto pour leur rapport à l’essentiel.
A y regarder de plus près ces vibrations colorées masquent et montrent à la fois des formes ténues, presque absorbées par la matière picturale, aux contours précis mais ton sur ton, d’une délicatesse de valeurs qui traduit le talent de l’artiste à faire tenir ensemble le diffus d’un fond et la netteté du trait qui s’en dégage. Il en résulte une sensation d’atmosphère embrumée comme si l’air était chargé de particules infimes qui forment écran et filtrent la perception que nous avons des choses dans l’espace. Une fois saisie leur présence, nous n’avons d’autre choix que de nous arrêter pour en discerner la tournure et reconnaître ici une chaîne de montagne, là un pylône électrique, là encore de grands arbres émergeant du brouillard. Ces monochromes presque abstraits en deviennent figuratifs et la présence d’un paysage se révèle sous l’insistance du regard à suivre la ligne qui s’enfonce peu à peu dans la couleur. Le sujet résiste à sa disparition progressive dans la matière colorée qui menace de l’engloutir. Le spectateur est ferré ! Sa déambulation dans la salle d’exposition est interrompue. Il s’arrête, avance, recule, se déplace vers la droite puis vers la gauche pour saisir mieux, en essayant tous les angles, ce que la surface et ses légers reliefs trahissent de la composition. Ce qu’il découvre alors ne lui donne pas encore toutes les clefs du mystère…
Les peintures des séries Lux Nova et Fantômes semblent jouer des ressorts d’un éclairage artificiel savant alors qu’elles ne s’appliquent qu’à reproduire le réel au plus près, à savoir la vallée de l’Arve et la chaîne du Mont-Blanc au moment d’un pic maximum de pollution. Il n’y a pas d’illusion, pas de filtre mystérieux transfigurant le monde, si ce n’est celui que la pollution installe entre nos yeux et ce qu’ils contemplent et dont l’artiste s’emploie à retrouver précisément la tonalité grise ou bleuté. Plusieurs valeurs de gris sont passées en fines couches successives pour créer profondeur et lumière. La couleur est appliquée en tapotant le pinceau sur le support afin de supprimer les traces du geste et les effets de matière. L’impression produite est toute d’évanescence. Johanna Perret inventorie précisément les sommets dont elle saisit les silhouettes avalées par l’écran opaque d’un air dégradé. Ce faisant elle prend acte d’un état des lieux que l’avenir compromet.
Les titres Lux Nova, Hécate ou Fantômes, en faisant référence à un passé néo-gothique, à la mythologie grecque ou à quelques fantasmagories, évoquent plus des réminiscences mystiques ou symbolistes que la réalité dont les œuvres témoignent. Le décalage nous plongerait facilement dans l’univers spiritualiste du XIXème siècle. Un romantisme noir qui touche à la fois la littérature et les arts et met à l’honneur une esthétique nocturne de clair de lune propice à la déambulation des revenants ou au sabbat des sorcières. Les angoisses humaines y sont concentrées dans des scènes de violence, de tristesse ou de mort. Quelques œuvres du passé nous reviennent en mémoire, voilées de nostalgie. La procession dans le brouillard d’Ernst Ferdinand Oehme qui met en scène un premier plan sombre mais net allant en s’éclaircissant vers le fond mais absorbant ce faisant les contours des arbres et la colonne humaine qui s’enfonce dans le gris ouaté. Ces mêmes arbres dépouillés et tordus, dont le bois noir à peine perceptible dans le fond brun de la partie basse se détache nettement sur le ciel plus clair, encadrent le pan d’une architecture gothique en ruine dans Abbaye dans une forêt de chênes de Caspar David Friedrich. Ou encore Digue la nuit, Reflets de lumière, ce tableau de Léon Spilliaert que l’économie de moyens réduit à des masses sombres aux contours flous, à des points et à des lignes verticales lumineuses.
Si l’on s’attache à la grande précision de rendu, au lissé et au brillant de surface des toiles de Johanna Perret, c’est à la photographie que l’on pense plutôt qu’aux peintures atmosphériques d’un Turner qui opposent au sujet la réalité d’une matière picturale affirmée. Mais l’objectif de Johanna Perret n’est pas de rendre en peinture un effet proprement photographique à l’instar de l’usage du noir et blanc et du flou qui inverse les rapports mimétiques entre peinture et photographie dans l’œuvre de Gerhard Richter, il est de faire croire à une sublimation du réel alors que l’on contemple une réalité polluée. Ces « vues » rappellent étrangement des daguerréotypes dont les matériaux se sont altérés à l’instar de ce paysage de montagne attribué à Dardel et conservé au Musée de l’appareil photographique de Vevey dont l’image apparait rayée et ternie en surface, comme envahie par une brume. Certains photogrammes du Faust de Murnau organisent la composition autour d’un halo lumineux central, une aura qui peine à s’imposer devant les ténèbres qui gagnent la périphérie. Ici ce ne sont pas les lignes des massifs montagneux mais des silhouettes à peine humaines, celles de branches et de ruines qui percent à contre-jour pour produire un effet menaçant.
Le passage du gris au bleu s’opère progressivement dans la série Fantôme mais s’affirme véritablement dans la série Hécate. Egalement liés au changement de sujet, l’augmentation notable du format des toiles et le choix de la verticalité après l’horizontalité. La typologie des thèmes est toujours associée à un format particulier : horizontal pour la montagne – le format paysage dans ce cas précis va de soi – vertical pour les arbres et la forêt, après une transition par le format carré pour les éléments de paysages urbains (pylônes électriques, ponts d’autoroute etc…). Elle est aussi associée à une gamme chromatique et ce non seulement dans les peintures mais aussi dans les dessins comme on le verra plus tard avec les Scènes de Jouy, Scènes de joui.
Hécate, déesse de la lune préside donc à ces représentations nocturnes. Est-ce la pollution ou l’aube tout juste naissante qui donne cette densité à l’air lui ôtant toute transparence ? Les grandes toiles au bleu de Prusse absorbent le tronc des arbres dont on devine la présence prise dans quelques zones de lumière verdâtre obtenues par l’ajout de doré. Contrairement à ce que l’on a souvent dit de la peinture, les tableaux de Johanna Perret ne se donnent pas d’un seul coup d’œil. Seul le déplacement permet de les saisir dans toute leur complexité. Il faut s’approcher de la peinture et affronter une profondeur apparemment sans repère pour en discerner les détails. Prendre le risque de s’y perdre. Le projet est bien d’attirer le spectateur, de le placer dans l’orbe de la couleur puis d’envahir son champ visuel afin qu’il soit immergé dans cet espace sans sol et sans bords. Le Nocturne au parc royal de Bruxelles de William Degouves de Nuncques génère un peu cette même impression de lumière bleutée mais l’éclairage artificiel qui troue de part en part la surface et le damier régulier du parterre où alternent carrés de pelouse et chemins stabilisent la composition par le bas et offrent des points d’ancrage rationnels. L’inquiétude qui se dégage là est d’une certaine manière maîtrisée. Cette même dominante bleue envahit aussi l’espace des cyanotypes et fait se détacher en négatif la silhouette des objets exposés aux rayons ultraviolets. Mais si le sujet est saisi en retrait par ce procédé, donc absent et pourtant bien visible, ceux peints par Johanna Perret sont bien présents mais à ce point menacés dans leur perception qu’ils en deviennent presque invisibles.
Johanna Perret réussit à lier à la fois précision et flou. Elle flirte avec l’abstraction tout en restant profondément attachée à la représentation. Sa maîtrise technique révèle un art du dessin accompli dont elle fait preuve dans une de ses dernières séries à l’encre sur papier, Scènes de Jouy, qui allie naïveté et cruauté. Les scènes pastorales rendues célèbres par les motifs des tissus de la manufacture de Jouy en Josas à la fin du XVIIIème siècle prêtent ici leurs décors à des situations de torture. Là encore le leurre fonctionne. Celui qui regarde est tout d’abord attiré par le côté joli, précieux et décalé de la référence, mais une fois devant le dessin ce qui s’ouvre à lui n’a plus rien de léger. Toute l’ambivalence de ce travail éclate alors. Le maniérisme du style se heurte à la violence des images. Décapitations, démembrements, écartèlements, pendaisons… tout un inventaire de tortures qui trouvent leurs sources dans les images de presse défile sous nos yeux. Rien d’imaginaire là encore mais une réalité crue que la frivolité apparente ne fait que renforcer par son indifférence et sa légèreté. Jouer l’attraction d’abord et puis la répulsion. Dans la fête galante, glisser des atrocités.
Et l’histoire de l’art toujours qui tisse entre passé et présent un réseau infini de liens comme avec cet album de photographies de Charles-François Jeandel proposant un répertoire de scènes de martyrologie à l’usage des peintres et dont la thématique autant que la teinte dominante n’est pas sans rappeler ces dessins. Tout comme, dans un autre registre, le style et les motifs des faïences de Delft reproduits sur des bouteilles de gaz par Wim Delvoye. En pendant, les Scènes de Joui exploitent les postures amoureuses à la manière d’un Kama Sutra désuet. Un catalogue d’accouplements plus pornographiques que bucoliques qui, en regard des Scènes de Jouy, renvoie inévitablement à Sade.

Le travail de cette jeune artiste prend en charge tout à la fois un héritage historique, un savoir-faire affirmé et un ancrage contemporain par le biais du détournement. L’essentiel réside peut-être dans le choix d’un temps d’exécution long à une époque de vitesse, de zapping et d’hyperactivité. Par ce mode de fonctionnement, elle installe une pratique de la peinture de nature méditative qui contraste avec sa propre nature vive et passionnée. En peignant elle se met dans un état cotonneux d’hypersensibilité qui la place hors du temps, dans un bain coloré dont elle module à l’envi les nuances et qui gagne et enveloppe le spectateur dans ce qu’elle appelle des « états d’être ». Mais la séduction qui se dégage de ses œuvres n’est pas exempte de danger. L’ironie réside dans le jeu de faux semblants qui court-circuite l’impression insouciante d’un style fleuri pour reproduire l’horreur et fait naître des gaz polluants un sentiment de transcendance.

Claire Viallat, 2018
www.courte-line.net/pieges-et-mirages/

Gésir

Gésir

Avec ses sonorités suggestives, « Gésir » résonne comme un mot du vocabulaire amoureux. Il ne se conjugue qu’au présent et à l’imparfait. C’est un verbe défectif inséparable de la narration. Gésir ne fait pas partie du vécu, mais du récit. La mort est un lieu anthropologique commun à tous les mythes fondateurs. D’elle, est sensé surgir le renouveau de la vie – comme la preuve d’un équilibre cosmique… Beaucoup y croient, mais le réel est moins scrupuleux. Incontournable des sociétés évoluées comme des plus primitives, la contemplation du corps gisant mobilise la communauté autour de ses croyances, alors que le spectacle de la souffrance endurée entrave bien des consciences et des revendications – si ce n’est celles de faire pareil, par mimétisme et par peur. La violence – symbolique ou non – qui l’accompagne souvent est le vecteur d’un modèle imposé. L’humain n’a-t-il jamais tenté autre chose pour s’organiser ? Sans doute. Mais le pouvoir ? C’est moins sûr.

Souffrir

Johanna Perret ne s’intéresse pas tant à la violence qu’à sa représentation. Si la souffrance est un fait organique que l’on peut étudier et médicaliser afin de la réduire ; la violence, celle qui vise à faire souffrir, est souvent le fruit d’une mise en scène. Elle est le révélateur autrement plus cru du fonctionnement d’une société donnée, de ses mécanismes symboliques et de sa réalité vécue, aussi traumatisante soit-elle. Ici, on voudrait distinguer la réalité anthropologique du réel rationnel au sens de hard-science – à condition toutefois que celui-ci existe indépendamment de celle-là. Devant certaines extrémités, la raison vacille, perd ses fondamentaux et cherche d’autres agencements. Prise au piège du mal, elle lâche le sens commun, s’accuse elle-même, se tord comme un ver, se condamne. Il lui faut un ordre autre – un récit autre du réel qui fasse sens dans l’absurde. La violence faite à la chair du supplicié pénètre intentionnellement l’esprit de la foule qu’il faut soumettre. Elle s’y propage comme un dogme et installe la structure que véhicule son esthétique. L’ordre nouveau est là, avec priorité sur la vie. C’est un mécanisme difficile à retourner.

Séduire

Johanna Perret cultive l’ambivalence. Si d’apparence chaque oeuvre demeure limpide – dessin monochrome au trait – leur sujet, en revanche, ne se livre pas au regard qui ferait l’économie d’une étude. L’ornementation de sévices ritualisés, ne trahissent pas à première vue la dualité de leur nature. Qu’elle se trouve dans la forme ou dans le choix de l’image elle constitue pourtant un sujet de réflexion. « L’ambivalence » est l’apparition d’un double sens contradictoire mais exprimé et visible. Dans l’analyse elle se distingue clairement de « l’ambiguïté » – qui n’a pas cours ici car elle implique une confusion du sens. Ces images témoignant de notre violence, actuelle ou historique, sanglante ou psychologique, disent la double façon de voir et de penser qui, bien que porteuse d’une contradiction, permet la profondeur où s’agite l’âme humaine.

Hervé Ic, 2017

Fantômes

« Limbés » de brume évanescente, ces paysages oniriques font penser aux contes, mythes et autres récits de naufrages aux confins du monde civilisé d’où surgissent parfois, verticaux, quelques glorieux vestiges d’un passé humain. Derrière l’opacité se cache la vérité désenchantée et cruelle. Il s’agit des brouillards de pollution dévorant la vallée de l’Arve, berceau de l’artiste, lieu de vie et région de l’activité familiale. L’infrastructure de désengorgement existe, mais les mentalités ne suivent pas. Les brouillards proviennent de photographies de paysages et d’architectures industrielles locales surgissant de la végétation. Retranscrits avec précision à l’huile sur papier ou sur toile, progressivement recouverts de couches grises ou teintées jusqu’à la quasi-disparition du motif, ils s’y intègrent avec harmonie. Ne subsiste plus alors qu’une silhouette incertaine, repère ou phare perdu dans la narration du chaos actuel.

Hervé Ic, 2017